5ème PARTIE – Un nouveau départ à Londres

Un nouveau départ à Londres

Le 14 décembre 1967, je quittai Newcastle par le train de 11h55 à destination de Londres. J’avais fait ce voyage de nombreuses fois mais cette fois c’était différent, j’allais m’installer définitivement à Londres. L’énorme imbroglio politique que vivait l’Aikido en Grande-Bretagne était à l’origine de ma venue dans le nord de l’Angleterre un an et sept mois plus tôt. Pendant toute cette période j’eus l’amère impression d’avoir été placé en exil pour des raisons dont je n’avais pas le contrôle.

Trois personnes m’accompagnèrent à la gare pour me souhaiter bon voyage : le secrétaire de M. Logan, M. R. Meyers de Sunderland qui avait été mon assistant pendant la durée de mon séjour, et M. P. Butler, le fidèle élève dont j’avais pris la défense quand les instances de l’association sportive de Sunderland (le SPE) avaient décidé de le renvoyer. En raison de ce différent, j’avais perdu mon emploi et ma seule source de revenu à l’époque. Ses yeux étaient remplis de larmes quand nous nous sommes serré la main au moment du départ et je fus touché par cette démonstration d’affection de la part d’un homme dont la force physique et le fort tempérament en avait imposé à beaucoup.

Quelques jours plus tôt j’avais jeté tout ce qui m’appartenait (à l’exception de mes keikogi, de mes armes, de quelques livres et d’un manteau en peau de mouton que j’avais acheté pour me protéger du vent glacial des régions du nord) afin de voyager léger dans cette nouvelle aventure. En route vers Londres, mon cœur était plein d’une grande joie et de grands espoirs pour le futur qui s’ouvrait devant moi.

La journée était belle et les rayons du soleil se réfléchissaient sur les plaques de neige qui parsemaient les champs où des troupeaux de moutons paissaient tranquillement – une scène typique de la campagne anglaise que j’avais tout de suite aimée. J’essayais de revivre en pensée tout ce que j’avais fait depuis mon arrivée dans le Nord de l’Angleterre pour tâcher de comprendre ce qui avait bien pu mal se passer.

Avais-je accompli quoi que ce soit ?
Il n’y avait probablement pas de réponse définitive ni de conclusion appropriée aux luttes de pouvoir qui avaient commencé bien avant mon arrivée sinon, qu’une fois encore, il s’agissait d’un nœud inextricable de problèmes nés de fierté personnelle, d’ambition et d’égo.

Ce dont j’étais certain c’était que la raison des difficultés que j’avais connues était la relation malsaine que M. Logan et moi-même avions entretenue. Il avait semble-t-il le grand projet de mettre en place un centre d’Aikido dans le nord du pays pour concurrencer les autres grands groupes d’Aikido (dont la Renown Aikido Society) et les instructeurs japonais qui jouaient un rôle essentiel dans l’organisation de l’Aikido en Grande-Bretagne à l’époque.

Je n’étais pas particulièrement intéressé par un tel projet ni dans une polémique politique avec des instructeurs japonais qui, de plus, étaient mes aînés et commandaient de ce fait mon respect. Il m’avait semblé que M. Logan avait tenté d’interpréter les intentions d’Abbe Sensei à son avantage, mais je ne savais pas comment m’en assurer car Abbe Sensei étant gravement malade, j’hésitais à l’importuner avec mes questions.

Mon manque d’intérêt dans le projet de M. Logan de création d’un centre d’Aikido concurrent constitua les premières fondations d’une mésentente qui allait encore s’aggraver après l’incident survenu durant la démonstration faite devant les forces de police de Northumberland à Newcastle peu après mon arrivée en Angleterre. M. Logan espérait pouvoir intégrer l’enseignement de l’Aikido dans le programme de formation des forces de police, ce qui aurait pu se produire si je n’avais pas sérieusement blessé un des officiers pendant la démonstration.

Il était clair que M. Logan avait abandonné tout espoir de poursuivre l’œuvre entreprise par Abbe Sensei quand, au bout de seulement trois mois, il décida de mettre un terme au contrat de cinq ans que j’avais signé avec le British Judo Council.

La seule chose positive dont je pouvais m’enorgueillir après ce séjour dans le nord du pays était les progrès palpables que j’avais effectué dans la langue anglaise par un travail de titan, et peut-être les quelques élèves loyaux que j’avais réussi à intéresser. Dans le fonds ce n’était pas si mal après tout !

Le train continuant sa route vers Londres, le soleil commença à passer la ligne d’horizon peu après la ville de York. Les derniers rayons illuminaient encore les champs superbement entretenus pour former un motif mystérieux de lumière et d’ombre qui me rappelait les kimonos rayés que portent parfois les femmes japonaises et que j’aimais particulièrement. « Et voilà, » pensais-je, « une page se tourne et l’aventure continue. »

Quoi que me réservât Londres, ça ne pouvait pas être pire et j’étais un peu plus avisé. Si le fondateur de la macrobiotique, le Dr Ohsawa, avait raison, les trois moteurs permettant de fortifier le corps, « la faim, le froid et la solitude », m’avaient sans doute également rendu plus fort. Et pendant que mon esprit se perdait dans ces pensées un peu puériles, la nuit était tombée et je me rendis compte que d’ici une heure au plus j’allais retrouver M. Iyengar et George Stravou à la gare de King’s Cross. Je me réjouissais d’avance de connaître ces deux personnages dont la générosité venait de me sauver d’un exil malheureux dans le Nord.

Le dojo de Londres en 1968 ou 69

 

Postface

Cet article est le dernier de la série publiée à partir de 2005 dans Biran, le bulletin trimestriel du dojo de San Diego, pour commémorer le 40ème anniversaire de mon arrivée en Angleterre en 1966. Cette série est le récit de ma vie à Northumberland (pendant la période de mai 1966 à décembre 1967) après mon départ du Japon depuis le port de Sasebo en mars 1966. Me souvenir avec précision des divers événements de cette période après quarante ans ne fut pas une tâche facile car ma mémoire défaille quelque peu, surtout concernant les noms et les lieux. Mais ma propre étroitesse d’esprit n’a sans doute pas facilité la mémoire de cette première rencontre avec une culture étrangère et des difficultés de la vie loin de son propre pays.

Il y a un certain temps déjà, j’avais bêtement décidé de jeter tous les carnets de notes que je conservais depuis des années, pensant qu’ils ne pouvaient que réveiller de mauvais souvenirs. C’est en fouillant dans mes papiers que j’ai par chance découvert un carnet couvrant la période du 29 mai 1967 au 21 février 1968 et quelques notes éparses qui ont ravivé ma mémoire et m’ont permis de me remémorer divers événements importants.

Peu après mon arrivée à Londres, j’ai commencé à enseigner au Busen Dojo de King’s Cross, le vieux dojo de judo dans le sous-sol d’une église où Kenshiro Abbe avait commencé. Au début, j’y retrouvais une vingtaine de pratiquants, presque tous grecs et plus ou moins connectés à George Stavrou. Nous sommes restés dans ce dojo jusqu’à ce que les tapis commandés par M. Iyengar soient livrés et installés dans un nouveau local sur Seven Sisters Road dans le quartier londonien de Finchley.

Ce nouvel endroit était un local communal que nous louions deux soirs par semaine et quelques temps plus tard nous nous installâmes plus ou moins définitivement dans le Greater London Sports Club de Chiswick où l’entraînement prit alors un tour plus sérieux. Le dojo fut une nouvelle fois transféré dans les murs d’une ancienne église, un lieu mieux approprié à l’idée d’un dojo et où j’ai continué d’enseigner jusqu’à mon retour au Japon en 1976.

C’est durant cette période que j’ai inauguré mon premier programme de kenshusei incluant Aikido, travail des armes, Iaido et Zazen. À l’époque, j’eus également la chance de rencontrer le Professeur Harada, shihan de l’école Shotokan de Karate qui, à mon arrivée à Londres, me proposa de loger dans son petit appartement pendant les deux mois où il devait se rendre au Japon. Nous sommes toujours restés amis et nous ne manquons jamais de nous rendre mutuellement visite presque chaque année.

Nos premières séances intensives de méditation (sesshin) ont débuté en 1971, sous la direction de Taisen Deshimaru Roshi qui faisait spécialement le voyage depuis Paris pour conduire ces séances. C’est également à cette époque que j’ai rencontré plusieurs personnes remarquables, notamment Mick Holloway et Dee Chen de Grande-Bretagne, Norberto Chiesa et Kristina Varjan des États-Unis et Daniel Brunner de Suisse, pour n’en nommer que quelques-uns, qui allaient devenir des disciples et des amis de toute une vie et qui, à l’exception du regretté Mick Holloway, jouent toujours un rôle actif en Aikido en tant que Shihan du groupe Birankai.

Chiba Sensei et Mick Holloway, début des années 1970

Avec les années, l’Aikikai de Grande-Bretagne a pris de l’importance et s’et développé dans d’autres villes du pays, notamment à Birmingham, Leicester, Sunderland, Durham, Manchester, Liverpool, Cardiff et Glasgow, ainsi que dans les universités d’Oxford et du Sussex. Dès le début des années 1970 j’ai également commencé à participer activement au développement de l’Aikido en Europe avec l’Association Culturelle Européenne d’Aikido (ACEA), l’organisme représentant l’Aikido en Europe auprès du Hombu Dojo.

À partir de ce moment-là, j’ai commencé à enseigner régulièrement en France, en Belgique, en Hollande, au Luxembourg, à Monaco, au Maroc et en Suisse.

J’ai également pu renouer mes relations avec Tada Sensei en Italie et, chaque année, j’étais invité à co-diriger le Camp d’été international annuel du lac de Garde, près de Vérone, dans le nord de l’Italie. C’est de même au cours de ces années-là que l’Aikido a été introduit en Irlande et en Grèce. De ce fait, avec toutes ces activités, pratiquement chaque week-end de l’année me trouvait quelque part en Grande-Bretagne ou dans un pays d’Europe.

En 1975, le Deuxième Doshu, Kisshomaru Ueshiba effectua une tournée en Europe, visitant successivement la Grande-Bretagne, l’Espagne, la France, la Belgique, le Luxembourg, la Hollande, l’Allemagne, la Suisse et la Principauté de Monaco. C’est pendant la visite du Doshu à Madrid que fut créée la Fédération Internationale d’Aikido (FIA) dont le Premier Congrès devait se tenir à Tokyo en mai 1976. Sur la recommandation de l’ACEA, je fus alors nommé secrétaire des Affaires Internationales au Hombu Dojo.

Je décidai donc de mettre un terme à cette longue séparation avec mon pays natal. L’Aikikai de Grande-Bretagne était devenue l’organisation d’Aikido la plus importante du Royaume-Uni et comptait désormais près de mille pratiquants. J’avais accompli la mission qui m’avait été confiée et je retournai donc au Japon en mars 1976. Je ne savais pas vraiment ce que l’avenir me réservait mais je savais que les dix années que je venais de passer en Grande-Bretagne représentaient une page importante dans ma vie.

 

***

Pour terminer, je voudrais remercier particulièrement Mme Lori Stewart qui a pris la peine de rendre lisibles les textes que j’ai écrits au cours des cinq dernières années. Je lui suis reconnaissant pour ses nombreux efforts et pour la patience dont elle a fait preuve pendant toute cette période.

Je voudrais aussi exprimer une dernière pensée pour ceux qui ont joué un rôle important dans mes premières années en Grande-Bretagne et qui ont aujourd’hui disparu, M. et Mme R. Logan, M. R. Meyers et M. P. Butler.

 

San Diego
Le 26 avril 2010

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