3ème PARTIE – Ma première année en Angleterre, Volume 3: Rien ne marche

Rien ne marche …

Plus les jours passaient, plus je devenais nerveux et plus ma colère grandissait. Ma situation n’avait changé en rien, M. Logan ne parlait plus de l’ouverture éventuelle d’un dojo et je n’avais aucun contact avec les autres écoles d’Aikido ou les divers dojo du pays. J’avais l’impression d’avoir été mis délibérément de côté et je n’avais d’autre alternative sinon m’asseoir et attendre. J’étais particulièrement furieux à l’encontre des instructeurs d’Aikido qui avaient profité de l’absence d’Abbe Sensei pour quitter le British Aikido Council avec tous ses membres et former une autre organisation sous prétexte qu’Abbe Sensei avait décidé de m’inviter à diriger l’enseignement dans le BAC sans les avoir consultés.

Ma colère à leur encontre était moins le fait que j’étais victime de leur tractations politiques, que de ma sympathie à l’égard d‘Abbe Sensei. Je me souvenais de son découragement quand il m’avait parlé de toute cette affaire lors de ma visite à Kyoto peu avant mon départ pour Sasebo et combien il semblait déprimé et fatigué, comme s’il avait quelque chose dans la bouche qu’il n’arrivait pas à avaler. Au moment de mon départ, alors qu’il m’accompagnait jusqu’à la porte il me recommanda d’être sur mes gardes car « il n’y a pas grand monde là-bas qui fait preuve de sens commun. » Je reçus ses paroles d’abord comme une mise en garde des nombreuses difficultés que j’allai rencontrer dans les jours futurs, mais aussi comme un rappel de ce qu’il avait enduré durant ces dix longues années passées sur une terre étrangère parfois bien hostile. La guerre laisse des marques profondes dans la psyché des gens et à son arrivée en Grande-Bretagne, peu après la fin de la Guerre du Pacifique, Abbe Sensei s’était bien sûr trouvé confronté à diverses manifestations de ressentiment, de discrimination et même de haine de la part des britanniques. Il lui avait fallu accepter cette situation sans porter de jugement personnel trop sévère, car après tout qui n’était pas plus ou moins victime de cette guerre, lui-même y compris ?

Quand je pense aux dix années que j’ai passées en Grande-Bretagne je comprends très bien ce qu’il a pu ressentir et je ne suis pas étonné qu’il ait ressenti un tel sentiment d’épuisement et de découragement. La colère qui m’habitait à l’encontre des anciens instructeurs du BAC était animée par ce que j’estimais une trahison de l’éthique des arts martiaux et de la relation maître/élève. Avec le temps cette colère interne finit par se transformer en une force tranquille mais vitale qui me servit de moteur pendant les dix années que je passais en Grande-Bretagne, une période pendant laquelle j’allais établir la première organisation nationale d’Aikido britannique.

Tandis que la vie se poursuivait sans événement notable, ma relation avec M. Logan restait difficile. La raison en était mon état de constante tension mentale et de peine en dépit des efforts répétés de M. Logan pour me rendre la vie plus agréable. Il m’invitait souvent à l’accompagner promener ses deux chiens sur la plage et il essaya même de m’initier au golf sur un cours près de chez lui.

Il alla même jusqu’à m’offrir deux sabres japonais (une paire en daisho, c’est à dire un long et un court) dans leur shirasaya (fourreau sans monture). Le sabre long portait apparemment la signature de Suishinshi Masahide, un grand forgeron de la période shinshinto mais je découvris plus tard qu’il s’agissait d’un faux. Le sabre court était signé Bizen Sukemitsu, un forgeron célèbre de l’école Kozori de la période Bizen Koto (milieu du 16e siècle environ), mais les polissages successifs l’avaient passablement endommagé, un problème que connaissent beaucoup de sabres anciens. M. Logan souhaita toutefois conserver le sabre court en attendant et je me retrouvai donc avec le sabre long. (Quelque chose qui ne me soulevait pas d’enthousiasme, ce que je me gardais bien de souligner et plus tard, quand nos rapports furent au plus bas, je lui rendis bien sûr son sabre.)

Paire de sabres en daisho

En dépit des efforts de M. Logan mon humeur allait chaque jour s’assombrissant et dans une ultime tentative de me remonter le moral, il proposa de faire immédiatement venir en Grande-Bretagne ma femme, Mitsuko, malgré les conditions de notre contrat qui spécifiaient que sa venue ne serait envisagée qu’une fois ma situation établie. J’étais totalement opposé à cette idée et je souhaitais qu’on s’en tienne aux stipulations du contrat. M. Logan refusa d’abandonner l’idée et continua sans succès de tenter de me convaincre jusqu’au jour où il m’annonça qu’il avait réservé une place sur un vol pour Londres pour Mitsuko pendant le mois de septembre. Me rendant compte que toute discussion était inutile, je décidai de ne plus y penser. Je me mis à espérer qu’en dépit de l’inopportunité de l’arrivée Mitsuko, sa présence pourrait servir de déclencheur et mettre positivement en œuvre un changement dans ma situation.

Au plus fort de cet imbroglio dramatique, un soir, je m’engageai avec M. Logan dans une discussion houleuse à propos d’un problème politique dans lequel je m’étais hélas laissé embarquer. La discussion s’envenimant et frustré par mes limites linguistiques, j’eus brusquement recours à un langage grossier et je m’écriai : « Foutez le camp d’ici ! » Fort logiquement, il me fit remarquer qu’il était chez lui et que si quelqu’un devait partir, c’était bien moi. Quelques jours plus tard, je quittai donc sa maison mais M. Logan eut la courtoisie de me trouver un appartement dont la fenêtre du salon ouvrait sur la Mer du Nord, à quelques kilomètres seulement de chez lui, dans la Baie de Whitley. Tout ceci se passait une semaine à peine avant l’arrivée prévue de Mitsuko à Londres et à la première occasion je me précipitai à la poste pour lui envoyer un télégramme lui demandant d’annuler son voyage et d’attendre mes instructions.

Pendant les quelques jours qui suivirent, je demeurai assis dans le salon de mon appartement à observer le passage des navires au loin. L’appartement était froid et humide et sentait le moisi et les vieux meubles. Un jour, brusquement, je fus saisi d’une brusque envie de retrouver la ville, ses foules, son activité, son énergie et la cacophonie de ses rues. Je décidai de me rendre à Londres le jour suivant. M. Otani, le vice-président du BJC, m’offrit gentiment l’hospitalité dans sa maison du quartier d’Acton à l’ouest de la ville, dans la chambre qu’avait occupé Abbe Sensei.

À Londres, je fis le tour des musées, des galeries d’art et des antiquaires, me promenant un peu au hasard des rues. Je passai ainsi quelques jours, assis aux terrasses des cafés à observer les gens passer, à prendre des repas dans les restaurants chinois et à retrouver peu à peu le sentiment que j’étais enfin de nouveau moi-même. De retour dans ma chambre un jour en fin d’après-midi, je reçus un message téléphonique de M. Otani m’annonçant que le bureau de la compagnie aérienne Japan Airlines de l’aéroport d’Heathrow avait appelé pour signaler que Mitsuko était arrivée et attendait dans les bureaux de la JAL que quelqu’un vienne la chercher. J’avais complètement oublié qu’elle devait arriver ce jour-là.

Comme je lui avais envoyé un télégramme lui demandant de suspendre son voyage et sachant que M. Logan avait annulé sa réservation après notre dispute, je ne m’attendais pas du tout à son arrivée. Je me précipitais à Heathrow pour y trouver Mitsuko, tranquillement assise dans le salon de la JAL, un grand sourire aux lèvres. Je lui demandai si elle avait reçu mon télégramme et si elle avait eu un problème quelconque pour prendre place à bord du vol pour Londres. Elle répondit par la négative aux deux questions. Je ne comprenais pas ce qui avait pu se passer et d’ailleurs cela m’aurait alors été impossible et n’aurait certainement pas changé le fait qu’elle se trouvait là, sans compter que je savais que je n’étais pas en mesure d’assurer notre subsistance et des conditions de vie décentes. Il me fallait maintenant faire face aux conséquences de mes actions et de mes décisions.

L’arrivée inattendue de Mitsuko allait entacher encore la relation fragile que j’entretenais avec M. Logan car il était persuadé (et il le restera pendant de nombreuses années) que quelqu’un, agissant sur mon ordre et à son encontre, avait réussi à faire monter Mitsuko à bord du vol pour Londres. J’étais consterné par ses soupçons mais compte tenu des diverses circonstances de cette affaire, je dus reconnaître qu’il n’avait pas tout-à-fait tort.

En effet, le père de Mitsuko, M. Sekiya, travaillait pour la JAL comme ingénieur aux essais et M. Komami, un ami proche et compagnon d’armes de M. Sekiya durant la dernière guerre, était le représentant de la JAL à Londres. Il était fort probable que M. Logan avait connaissance de ces faits. Il était absolument furieux de la situation (de manière très légitime puisqu’il lui fallait payer le montant du billet de ma femme de sa propre poche) et menaçait de poursuites en justice.

Une semaine environ après que Mitsuko et moi ayons emménagé dans notre appartement de la Baie de Whitley, M. Logan nous fit parvenir divers documents dont la teneur me fit l’effet d’un choc : mon contrat renouvelable de trois ans était annulé. À l’époque, je n’étais pas sûr que l’arrivée de Mitsuko ait joué le rôle de déclencheur, car je m’y attendais… mais quand même pas si tôt. Le moment était plutôt mal choisi et, me retrouvant avec une charge supplémentaire, je savais qu’il me fallait rapidement trouver une solution pour assurer notre survie. Je ne savais que faire ni où aller et le mois de septembre touchait déjà à sa fin, les jours raccourcissaient, devenaient plus sombres et plus froids…

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