3ème PARTIE – Ma première année en Angleterre, Volume 4: Fin de ma première année

Fin de ma première année

Je décidai de rendre visite au responsable de l’Éducation Physique de Sunderland (Sunderland Physical Education ou SPE) que M. Logan m’avait présenté quelque temps auparavant. Il avait déjà pris sa retraite mais je savais qu’il avait pratiqué l’Aikido et qu’il l’avait enseigné dans le cadre de la SPE, plus ou moins sous l’égide de la Renown Aikido Society. Je lui demandai donc si éventuellement il me serait possible d’enseigner l’Aikido dans le cadre de leur programme.

À l’époque il était âgé d’une soixantaine d’années et apparaissait comme le parfait gentleman anglais, grand, svelte, cultivé et parlant calmement, avec une élocution prononcée et une grande dignité. Il semblait également très au courant de mes affaires pour lesquelles il sembla montrer de l’intérêt et il me demanda de revenir le voir quelques jours plus tard.

Lors de ma deuxième visite dans son bureau, il m’informa qu’il me serait possible d’enseigner deux cours par semaine, le soir, dans une école de la ville. Ces cours existaient déjà depuis quelques temps déjà et ils étaient dirigés par l’un des élèves les plus gradés (une ceinture marron de niveau 3ème à 1er kyu) qui acceptait de me passer la main. Il m’annonça également qu’il m’avait trouvé un logement gratuit dans la maison de l’un des élèves. Je fus très touché par sa gentillesse, et j’eus l’impression que Bouddha m’avait pris sous sa protection. Au début du mois d’octobre 1966, Mitsuko et moi-même nous installâmes dans la maison en question où habitaient un élève du dojo et sa femme. C’était un couple d’une trentaine d’années sans enfants. La femme travaillait dans les bureaux de la SPE et lui était employé par les chantiers navals de la ville. L’appartement était constitué d’une grande pièce et d’une salle de bain et nos hôtes vivaient dans les deux pièces situées au rez-de-chaussée. Ils nous accueillirent chaleureusement, tout était parfait. De temps en temps nous partagions leur diner ou partions en pique-nique durant le week-end dans l’immense campagne du Northumberland. Pour la première fois nous vivions enfin à l’heure anglaise.

Les cours avaient lieu dans les locaux du lycée et étaient fréquentés par une vingtaine d’élèves environ, hommes et femmes d’âge varié qui, à me yeux étaient tous des débutants. Un petit groupe de ces pratiquants venait de la section Aikido d’un dojo local appelé Sunderland Martial Arts Academy (Académie des arts martiaux de Sunderland) où était enseigné le judo, le karate et l’aikido.

Peu de temps après mes débuts au dojo du lycée, l’Académie de Sunderland me proposa de diriger un cours régulier trois fois par semaine. C’était un petit groupe d’une dizaine de personnes, cette fois encore tous débutants. Ceci dit, plusieurs élèves avaient entre 18 et 20 ans et, pourvus d’une bonne forme physique, avaient soif d’apprendre. Peu à peu, ce dojo devint le centre de mes activités d’enseignement et le resta jusqu’à mon départ pour Londres en 1968.

Au même moment, le SPE m’offrit de diriger un autre cours hebdomadaire au Collège Technique de Monkwearmouth et, après une longue période d’inactivité, je retrouvai donc un emploi du temps complet, six jours par semaine. Depuis mon arrivée en Angleterre, en mai 1966, ma situation avait connu plusieurs changements soudains et dramatiques, mais je pouvais enfin m’estimer satisfait et heureux, ma nouvelle situation représentant un véritable progrès dans mon intégration dans un monde encore nouveau et étrange pour moi. Après un long silence, j’étais enfin en mesure d’envoyer un rapport positif au Hombu Dojo concernant mes progrès et mon statut.

Fin des années 60 en Grande-Bretagne

Pendant un certain temps tout sembla se dérouler sans problème, mais malheureusement pas pour longtemps car j’eus vite à souffrir des conséquences d’une série d’incidents désastreux. Vers la mi-octobre 1966, la chaîne de télévision régionale me demanda d’effectuer une démonstration dans le gymnase du lycée où je conduisais mes cours le soir. Je demandai à l’élève le plus « ancien » qui enseignait avant mon arrivée de bien vouloir me servir d’uke pour l’occasion. Hélas, durant la démonstration il fit une mauvaise chute, heurtant le sol de la tête avec violence au point de souffrir une sérieuse commotion. On le fit transporter à l’hôpital où il fut traité pour une hémorragie intracérébrale à la suite de laquelle, malheureusement, il devait perdre une partie de sa vision.

Quelques semaines plus tard, le proviseur du lycée, qui lui- même suivait mes cours d’Aikido, décida d’organiser une nouvelle démonstration. Celle-ci eut lieu dans un pavillon qui se trouvait près de la plage devant un public entièrement constitué de dames d’un âge respectable. Je fus un peu déconcerté à la vue de toutes ces femmes vêtues de leurs plus beaux atours, assises en cercle, tasse de thé et gâteau à la main, et un peu effrayé quand je me rendis compte que la démonstration devait se dérouler sur la pelouse se trouvant au centre de leur groupe. J’hésitai un instant, refusant tout d’abord l’idée de me donner en spectacle devant un groupe de vieilles dames prenant le thé, puis je me dis : « Après tout, tu es en Angleterre et pas au Japon ! » et je commençai la démonstration en dépit de mes réticences. Vers la fin de la session, je décidai de démontrer quelques techniques contre le jo. Alors que j’appliquais kotegaeshi à mon uke, il lâcha prise sur son jo qui partit dans les airs pour aller écraser la tasse de l’une des dames alors qu’elle la portait à ses lèvres. Il s’en suivit une grande confusion de cris et la personne dont la tasse venait d’être fracassée défaillit aussitôt à même la pelouse. L’affaire de la tasse de thé fit grand bruit et souleva nombre de protestations à l’encontre du comportement barbare de cet étranger venu troubler les mœurs délicates de la bonne société anglaise.

L’affaire du renvoi d’un de mes élèves les plus prometteurs allait couronner la série de mes infortunes. Cet élève appartenait à l’Académie des Art Martiaux de Sunderland dont les membres suivaient désormais mes cours. Il avait une quarantaine d’années, pratiquait l’Aikido depuis plusieurs années et avait le niveau d’une ceinture marron. Pour des raisons dont à l’époque je n’avais pas connaissance, le directeur du SPE et son premier assistant décidèrent de lui interdire d’assister à mes cours. En réponse à ma question sur les raisons d’une telle décision, il me fut répondu simplement qu’il s’agissait « d’un homme peu recommandable ».

Pour ma part, cet homme n’était autre qu’un pratiquant assidu qui ne manquait aucun de mes cours et dont le comportement était sans reproche. Je leur demandai donc de bien vouloir revoir leur décision et de m’accorder une entrevue pour en discuter. Au cours de cette réunion, quelques jours plus tard, mes deux interlocuteurs confirmèrent que leur décision était irrévocable. Ayant anticipé une telle réponse, je m’étais préparé, les jours précédents, à y faire face. Je déclarai donc que cet élève participerait désormais à mes cours au titre d’assistant et je spécifiai également que ces cours étant ouverts au public et organisés aux frais des contribuables, leur accès devait être garanti pour tous et toutes sans aucune forme de discrimination. Dans ma naïveté, leur réaction me fit croire que l’affaire était classée sans autre forme de procès mais quelques jours plus tard je fus informé que j’étais renvoyé de mon poste d’instructeur auprès du SPE.

Ce n’était pas vraiment une surprise car j’avais bien senti qu’un malaise s’était établi avec la blessure infligée au chef instructeur lors de la première démonstration, malaise qui s’était amplifié avec l’indignation publique ayant suivi l’incident de la tasse de thé brisée pour culminer avec cette malheureuse histoire et mettre fin à l’excellente relation que j’avais jusqu’alors avec le SPE.

Quelques jours après mon renvoi du SPE, je fus informé que je devais quitter le logement qui m’avait été attribué. En réalité, cette mise en demeure s’avéra plus bénéfique qu’autre chose car ce logement, même s’il était gratuit, ne nous convenait pas du tout et notre présence avait créé bien des désagréments pour les propriétaires des lieux. La pièce que nous occupions était froide et humide et la seule manière d’y maintenir une température acceptable était de brûler du charbon toute la journée et de supporter la fumée que le poêle refoulait en permanence. Avec la fumée combinée au froid et à l’humidité, je me retrouvai vite avec une infection pulmonaire sérieuse et des crises d’asthme de plus en plus fréquentes. Un des traitements que ma condition réclamait était de me plonger dans des bains d’eau très chaude dont les vapeurs soulageaient ma respiration. Malheureusement, la réserve d’eau chaude de la maison était limitée et la pauvre Mitsuko devait se livrer à un aller-retour incessant entre le premier étage et le rez-de-chaussée de la maison pour monter des seaux d’eau chauffée sur la cuisinière. Je suis sûr que, ce faisant, nous avons dû brûler une grande quantité d’électricité et, en quelques semaines, probablement toute la réserve de charbon prévue pour l’hiver.

Quelques jours avant Noël de 1966, je me rendis à l’Auberge de jeunesse de la YMCA pour m’enquérir de la disponibilité d’une chambre pour Mitsuko et moi-même. Le directeur, sensible à la situation dans laquelle nous nous trouvions accepta que Mitsuko loge à l’Auberge, bien que la réglementation spécifiât que les lieux étaient réservés aux hommes. Avant de quitter la maison dans laquelle nous avions passé trois mois, je remerciai nos hôtes de leur générosité, les priai de nous excuser que tous les désagréments que nous avions pu causer et je leur fis cadeau d’un appareil-photo que j’avais acheté au Japon. Ils avaient l’air triste et semblaient désolés de nous voir partir et je garde d’eux le souvenir de personnes parmi les plus aimables et les plus généreuses qu’il m’a été donné de rencontrer.

Bâtiment de la YMCA à Sunderland

La chambre que nous occupions à l’Auberge de la YMCA était pour moi un vrai coin de paradis, le bâtiment étant pourvu du chauffage central et d’une réserve illimitée d’eau chaude. Un repas était servi chaque jour, matin et soir, à l’exception du dimanche et des jours fériés. Mes crises d’asthme disparurent très vite. La plupart des pensionnaires étant des étudiants venus d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient, l’Auberge était toujours presque vide pendant la journée. La communication avec ces jeunes gens était plus aisée pour moi d’abord parce qu’il m’était plus facile de comprendre leur Anglais et aussi parce que j’étais curieux de connaître les raisons qui les avaient poussés à venir étudier en Occident. Ils me rappelaient les jeunes étudiants japonais qui, au début du 20e siècle s’étaient rendus dans les différents pays occidentaux pour y parfaire leurs études et j’étais fasciné par leur désir de marcher dans les pas de leurs aînés. Ils semblaient tous appartenir à des familles aisées et souhaitaient un jour participer activement au développement de leurs pays d’origine. Je passai de longs moments avec eux, à boire du thé dans le salon ou à jouer au ping-pong tout en en profitant pour améliorer mon anglais.

Le 30 décembre 1966, je donnai mon dernier cours au Collège de Monkwearmouth. Le trajet en bus demandait une vingtaine de minutes mais je décidai de rentrer à pied afin d’économiser suffisamment pour acheter un peu de pain et une bouteille de Guinness pour célébrer notre premier Jour de l’An en Angleterre.

Tout était calme et on pouvait voir, par la fenêtre, la neige qui commençait à tomber. Nous avons mangé le pain et bu lentement notre bouteille de Guinness tout en pensant aux fastes des fêtes de Nouvel An au Japon.

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