Un imbroglio politique consternant
Fin juin 1966, environ deux mois après mon arrivée en Grande-Bretagne, M. Logan et moi-même pûmes enfin nous réunir et discuter grâce au concours d’un certain M. Kimura, un interprète Japonais, membre du personnel de la société Common Brothers Inc. pour laquelle M. Logan travaillait. C’était la première fois que je pouvais véritablement communiquer avec M. Logan et avoir des explications sur ma situation vis-à-vis du British Aikido Council pour lequel j’étais censé jouer le rôle d’instructeur principal. Pendant cette discussion, il m’apparut clairement que la situation dans laquelle je me trouvais était particulièrement complexe et je commençai à comprendre que je me trouvais mêlé à un imbroglio politique consternant. Cette situation mettait en scène cinq personnages principaux et son origine remontait à une date bien antérieure à celle de mon départ du Japon au début de mars 1966.
1. Kenshiro Abbe Sensei. Après avoir vécu en Angleterre pendant une dizaine d’années, période pendant laquelle il avait assuré la présidence du British Judo Council dont dépendait le British Aikido Council (BAC), il était retourné au Japon en 1964, déçu de n’avoir pu faire admettre ses élèves dans l’équipe olympique de Grande-Bretagne. Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, Abbe Sensei avait occupé un poste important dans le sein de la Butokukai de Kyoto (une organisation rivale du Kodokan de Tokyo) ; malheureusement, en 1945, à la fin de la guerre, la Butokukai avait été dissoute sur ordre des Forces Alliées occupant le Japon. Le rétablissement de la Butokukai n’ayant pas été autorisé, Abbe Sensei fut plus ou moins forcé de s’exiler et choisit de s’installer en Grande-Bretagne.
À l’époque, en Grande-Bretagne, l’enseignement du Judo était placé sous l’égide de deux organisations : le British Judo Council (BJC) présidé par Abbe Sensei et la British Judo Association (BJA), une organisation rivale reconnue par les autorités gouvernementales britanniques et membre de la Fédération Internationale de Judo (FIJ). La FIJ était elle-même membre du Comité International Olympique qui ne reconnaissait qu’un seul organisme par pays. L’équipe britannique de Judo représentant la Grande-Bretagne aux Jeux Olympiques de Tokyo de 1964 était donc constituée uniquement de membres de la BJA. Cette dernière avait été créée avant qu’Abbe Sensei ne s’installe en Grande-Bretagne et cette association était directement connectée au Kodokan, la Mecque du judo mondial fondée par le Dr. Kano, le père du Judo. Bien que le BJC ait été plus important que la BJA en nombre de pratiquants et terme de niveau technique (il semble que le BJC comptait entre 20 et 30 000 pratiquants à l’époque et la BJA un nombre bien moindre que d’ailleurs je ne connais pas exactement), la BJA bénéficiait de protections politiques qui lui assuraient sa position officielle. Une longue et épuisante bataille, l’isolement politique et un séjour de plus de 10 ans en Grande-Bretagne (qui consistait plus ou moins en un exil auto-imposé loin de son pays et de sa famille) finirent par peser sur la santé d’Abbe Sensei qui souffrait de dépression et de maux divers. C’est pour ces raisons de santé qu’il décida de rentrer au Japon où je le rencontrai pour la première fois quand il vint rendre visite à O-Sensei au Hombu Dojo.

2. Kisshomaru Ueshiba. Directeur du Hombu Dojo dont Kenshiro Abbe Sensei était le représentant officiel auprès de l’Aikido britannique. Quand Abbe Sensei demanda au Hombu l’envoi d’un instructeur en Grande-Bretagne, il n’y avait aucune raison de mettre en doute son autorité et, par conséquent, Hombu me désigna pour prendre la direction de la section Aikido de son organisation.
3. M. Ken Williams. C’était l’élève le plus ancien d’Abbe Sensei et du British Aikido Council. Je crois qu’à l’époque de mon arrivée en Grande-Bretagne il était troisième dan mais le Hombu n’avait jamais entendu parler de lui et ne savait rien de ses activités au sein du BJC. Je suis sûr que l’annonce de mon arrivée pour le remplacer, sans lettre d’introduction ni d’explication, dut le mettre plutôt mal à l’aise.

4. Nakazono Sensei. Un instructeur d’Aikido émérite qui vivait à Paris, en France, et qui avait servi de conseiller technique auprès du BAC à la demande de Kenshiro Abbe Sensei. Comme c’était le cas pour M. Williams, son action et le rôle qu’il occupait avant mon arrivé en Grande-Bretagne n’étaient ni connus, ni reconnus par Hombu. Je l’avais rencontré une ou deux fois durant mes années d’uchideshi au Hombu Dojo, mais je ne l’avais jamais vu dans le cadre de la communauté de l’Aikido et l’on ne m’avait jamais dit qu’il enseignait l’Aikido.
Je me souvenais l’avoir rencontré à l’occasion d’une soirée d’adieu organisée au Hombu Dojo avant son départ pour Bornéo avec un de ses amis proches. Cet ami était diplômé de l’École du renseignement militaire de Nakano et il avait épousé la fille du chef de la tribu des Diak (chasseurs de tête) lors d’un séjour à Bornéo en tant qu’officier du renseignement militaire. À l’époque de cette soirée d’adieu, il avait décidé de retourner dans la tribu indonésienne pour faire valoir ses droits de fils légitime du chef (doits dont la preuve était tatouée sur son bras) en compagnie de Nakazono Sensei. Je savais également que Nakazono Sensei était un proche disciple du Dr. Ohsawa, le fondateur de la macrobiotique. Le Dr. Ohsawa l’avait envoyé en Inde pour porter secours aux victimes de la maladie de Hansen (la lèpre) par la méthode diététique macrobiotique et ses principes pour le traitement des symptômes.

À mes yeux, Nakazono était un aventurier idéaliste et romantique et j’étais irrésistiblement attiré par cette figure héroïque. Un pratiquant d’arts martiaux accompli, Nakazono Sensei était aussi l’ami de Tadashi Abbe, un ancien uchideshi de O-Sensei d’avant-guerre qui s’était rendu en France au début des années 1950 pour y enseigner l’Aikido et y devenir le premier instructeur professionnel japonais dans ce pays.
Kenshiro Abbe et Tadashi Abbe avaient entretenu une étroite et amicale collaboration, Tadashi Abbe se rendant régulièrement en Grande-Bretagne pour aider le BAC à l’invitation de Kenshiro Abbe Sensei. Après le retour de Tadashi Abbe Sensei au Japon au début des années 1960 et bien avant mon arrivé en Angleterre, Nakazono Sensei l’avait me semble-t-il remplacé auprès du BAC. Au Japon, j’étais devenu proche de Tadashi Abbe Sensei dont la personnalité me fascinait, comme le fait qu’il était diplômé de Yokaren, l’École de Marine Japonaise, et qu’il était le seul survivant d’une mission spéciale de sous-marins suicides pendant la guerre. Il avait également apporté sa garantie et co-signé mon contrat avec le BJC.
5. M. Logan. Président du BJC et disciple de Kenshiro Abbe, il avait accompagné ce dernier lors de sa visite au Japon en 1965 pour y faire la demande d’un instructeur pour l’Angleterre. Il était devenu mon garant personnel.
Apparemment, la situation dans laquelle je me trouvais à mon arrivée en Grande-Bretagne résultait d’une longue et complexe histoire dans laquelle s’opposaient ces cinq personnages. Je me rendis vite compte que la raison de cet imbroglio politique était principalement le fait de Kenshiro Abbe Sensei, d’une communication inexistante entre ces différents individus et le Hombu Dojo, et entre Kenshiro Abbe Sensei et Nakazono Sensei. Tristement, avec l’âge, la santé de Kenshiro Abbe Sensei avait rapidement décliné et je me demandais si cela n’était pas l’une des raisons pour lesquelles il avait tant de difficultés à communiquer avec les autres.
Grâce aux explications de M. Logan, je compris que Nakazono Sensei avait été profondément choqué par le fait qu’il n’avait pas été consulté par Kenshiro Abbe Sensei sur le projet relatif à l’invitation d’un instructeur délégué par le Hombu Dojo et il considérait ceci comme une sérieuse violation de l’éthique martiale. Après tout, Nakazono Sensei avait été délégué à la direction du BAC par Kenshiro Abbe Sensei lui-même. De ce fait, Nakazono Sensei et M. Ken Williams décidèrent d’un commun accord de quitter le BAC avec la totalité des pratiquants et de former une nouvelle organisation sous le nom de Renown Aikido Society. Du coup, le BAC ne comptait pratiquement plus un seul adhérent au moment de mon arrivée en Grande-Bretagne. M. Logan se trouvait donc dans une situation difficile en tant que président du BJC et responsable de l’invitation d’un instructeur japonais dont le BJC avait payé les frais de voyage depuis le Japon, lui versait un salaire mensuel et assurait ses frais de séjour. Qui plus est, le BJC ne recevait aucune compensation financière puisque je n’avais aucune activité professionnelle depuis mon arrivée. Pour aggraver le tout, un autre instructeur japonais était également impliqué dans cet imbroglio. Noro Sensei, mon supérieur immédiat au Hombu Dojo, s’était installé en France au début des années 1960, à Paris, et il assistait Nakazono Sensei et M. Ken Williams en Grande-Bretagne. Inutile de dire que son rôle était totalement inconnu du Hombu Dojo.
Une fois les choses clarifiées en ce qui me concernait, je ne voyais pas d’autre solution qu’une réunion avec les autres instructeurs résidants en Europe, à savoir Nakazono Sensei et Noro Sensei, pour discuter de la situation et trouver une façon constructive de résoudre cet imbroglio malsain. Après avoir appris de M. Logan que Nakazono Sensei et Noro Sensei étaient les instructeurs invités du camp d’été annuel du BJC à Chigwell (un grand camping et complexe sportif à proximité de Londres), je demandais à les rencontrer.
Dans un premier temps, M. Logan refusa catégoriquement puisque lui-même et Kenshiro Abbe Sensei avaient entrepris de reconstruire entièrement le BAC sans le concours de ces deux instructeurs japonais. Selon M. Logan, K. Abbe Sensei avait perdu toute confiance en eux et leurs élèves britanniques après avoir appris la formation de la Renown Aikido Society pendant son absence. J’insistais auprès de M. Logan pour lui faire admettre que le problème résultait essentiellement d’une mauvaise communication entre les instructeurs japonais et que, par conséquent, la seule façon de le résoudre était de se réunir et d’en discuter de vive voix. Avec l’aide et le soutien de M. Kimura, je finis par convaincre M. Logan d’accepter ma proposition de me rendre à Chigwell pour une réunion.
Au début du mois d’août 1966, je quittais donc Newcastle par le train en direction de Londres et Chigwell où j’arrivais le soir même pour une série de réunions avec Nakazono Sensei et Noro Sensei durant les jours qui suivirent.
Bien qu’ils m’aient accueilli chaleureusement, leur position demeura ferme et intransigeante et ils me firent savoir que la seule façon de résoudre la situation était pour moi de renoncer à ma position actuelle au sein du BAC et de rejoindre la Renown Aikido Society. Je me sentais comme un imbécile aveugle et stupide qui s’était laissé prendre dans un embrouillamini politique et qui devait, maintenant, se rendre sans même avoir combattu. Cela m’était impossible, je ne pouvais pas trahir la confiance de Kenshiro Abbe Sensei ni passer outre l’autorité du Hombu qui m’avait délégué comme son représentant vis-à-vis de l’Aikido britannique. Je refusai leur proposition sans hésiter une seconde. J’avais le cœur lourd et je m’en voulais d’avoir été si naïf face aux réalités de ce monde. Je pensais fermement que sincérité et honnêteté permettraient de trouver une solution à ce problème car, après tout, nous appartenions à la même école, avions eu le même maître et partagions la même culture. Je retournai à Newcastle et fis part du résultat de mes réunions à M. Logan qui se contenta d’acquiescer sans autre forme de commentaire comme s’il avait déjà ce qui était advenu.
Mon moral devint chaque jour un peu plus sombre et mes occupations se limitèrent à de longues marches sur la plage de la baie de Whitley. Compte tenu de son état de santé, j’avais évité d’importuner Kenshiro Abbe Sensei avec mes ennuis et je m’étais contenté d’une brève lettre l’informant de ma bonne arrivée en Grande-Bretagne. Je n’avais pas non plus envoyé de rapport au Hombu Dojo concernant les réunions avec Nakazono Sensei et Noro Sensei, pensant que tout cela était bien honteux. Je restais assis dans ma chambre pour réfléchir à ce que je pourrais bien faire, loin de savoir que je n’étais qu’au tout début de mes ennuis en Grande-Bretagne.