Alors que le Al-Sabbiyah continuait sa route vers le sud, la chaleur est devenue de plus en plus oppressante. Peu après notre entrée dans la Mer de Chine Méridionale, elle est devenue telle que l’équipage a mis en route la climatisation des cabines. Depuis le pont, le seul paysage était celui d’une immense étendue d’eau sous un ciel obscurci par des cumulus. Coupant à travers les eaux d’un bleu presque noir, la proue du navire ouvraient les vagues en deux gigantesques parties dont s’échappaient des poissons volants, seuls ou parfois en groupe ; la manière dont ils jaillissaient de l’eau me fait penser aux nuages de criquets qui s’envolaient des champs d’herbe haute que je traversais, enfant, près de chez moi. Leurs ailes en forme de prisme réfléchissant brillamment la lumière, ces poissons semblaient planer au-dessus des vagues sur une dizaine de mètres avant de se glisser de nouveau dans l’océan. Je pouvais regarder ce ballet féérique pendant des heures car la vue de ce spectacle venait calmer le cœur du voyageur que j’étais.
La nuit, je venais m’installer à la poupe du navire pour admirer le ciel rempli d’étoiles d’un bout à l’autre et la lune dont le reflet était brisé par l’écume des vagues. Des milliers et des milliers de lumières minuscules semblaient monter des profondeurs opaques de l’océan formant des nuages étincelants et tournoyants qui venaient s’écraser contre les flancs du navire, lequel poursuivait inexorablement sa course. Ces nuages de lumières, d’une indicible et saisissante beauté mystérieuse, étaient formés par des nautilus de mer. Tout cela, de l’éclat des étoiles et de la lune aux nautilus qui se déplaçaient en parfaite harmonie avec le roulis du navire dans d’énormes vagues, me faisait penser à un magnifique morceau de musique, une rhapsodie de l’océan, ou à une gigantesque et interminable avalanche animée de violents mouvements de tangage et de déferlement surgis brusquement d’un calme apparent.
La lumière renvoyée par les nautilus semblait être le reflet parfait des étoiles et je les regardais avec fascination quand soudain je fus frappé par le souvenir que cette partie du monde avait été le champ de violentes batailles navales pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Je réalisai soudainement que ces lumières perdues dans l’océan représentaient l’âme des marins qui avaient péri dans ces batailles. Je retournai dans ma cabine chercher mon harmonica et une bouteille de sake que je comptais ouvrir après m’être installé en Grande-Bretagne. De retour à la poupe du navire, je versai quelques gouttes de sake dans la mer, récitai le Sutra du Cœur et me mis à chanter quelques chansons en japonais et en anglais (dans une traduction du japonais que j’avais apprise à l’école) tout en buvant le reste du sake et en jouant de l’harmonica pour apaiser l’âme des soldats disparus.
Tout en pensant aux batailles qui s’étaient déroulées sur ces mers, je me suis souvenu que mon père avait été sérieusement blessé au cours de l’une d’entre elles et j’ai brusquement réalisé que j’étais en route pour la Grande-Bretagne, un pays qui avait été l’ennemi du Japon pendant la guerre. Cette guerre n’était terminée que depuis vingt ans et n’ayant aucune idée des séquelles qu’elle pouvait avoir laissé sur le psychisme des britanniques, je ne savais pas à quoi m’en tenir. C’est une tradition dans le Bushido (le code des guerriers) de dresser un monument et de prier à la mémoire des soldats ennemis tombés dans la bataille, une tradition qu’Hojo Takimune, chef du gouvernement militaire de Kamakura qui avait conduit la résistance aux tentatives d’invasion par les Mongols en 1274 et en 1281, n’avait pas manqué d’observer. Je ne pouvais que regretter que cette noble et magnifique tradition ait disparu et soit aujourd’hui tombée en complète désuétude.

Le 1er avril (1966), à la demande du Capitaine, je commençai des séances d’entraînement avec cinq des jeunes officiers britanniques. Nous transformâmes le salon du navire en espace d’entraînement grâce aux 50 pièces de tatami que M. Logan avait acquises pour le dojo que je devais établir en Grande-Bretagne. Ne connaissant pas bien la morphologie des anglais, je décidai de ne rien planifier et de conduire ces cours de manière plus ou moins improvisée. J’informai dès le début mes élèves que je ne donnerai ni coups de poing ni coups de pied. Je pensais que me confronter à diverses formes d’attaque avec lesquelles je n’étais guère familier serait une bonne occasion de travail, même si j’avais un peu d’expérience avec des formes d’attaque peu habituelles en raison de mon travail avec l’équipe de lutte japonaise dans le cadre de leur préparation aux Jeux Olympiques de 1964 (1).
Les lutteurs avaient pour habitude d’attaquer en position un peu accroupie, de face, les mains levées et placées devant eux. Ils tentaient ensuite de me saisir un poignet, un bras ou une épaule et parfois même n’hésitaient pas à plonger pour me saisir aux jambes ou aux hanches. À l’occasion, ils m’approchaient en progressant de manière rythmique pour tenter de me frapper au visage comme le ferait un boxeur. Je savais parer à de telles attaques grâce aux quelques heures d’entraînement que j’avais eu avec un ancien du Hombu Dojo qui, dans sa jeunesse, avait travaillé la boxe. Mon expérience avec l’équipe de lutteurs et avec l’ancien boxeur me furent utiles mais, un peu plus tard, devant faire face à une situation toute nouvelle, je me rendis compte qu’elle était en fait insuffisante.
Pendant mes séances d’entraînement avec les officiers britanniques, les techniques les plus efficaces que je pouvais appliquer en situation de semi-improvisation s’avérèrent être ikkyo, sankyo, kotegaeshi, gokyo et parfois nikyo. Je renonçai finalement à utiliser shihonage pour ménager la sécurité de mes partenaires qui manifestaient bruyamment leur désaccord lorsque je recourrai à ce type de technique. Tout ceci au grand amusement des spectateurs de nos séances, à savoir le capitaine, sa femme et les autres officiers qui s’esclaffaient de rire et poussaient des cris d’encouragement depuis leur siège, créant ainsi une atmosphère plutôt animée. Ces séances d’entraînement allaient s’avérer une manière plutôt utile et agréable de passer le temps pendant ce long voyage.
Aux alentours de la soirée du 4 avril, l’Al-Sabbiyah s’engagea dans le détroit de Malacca pour entrer dans l’Océan Indien. Ce soir-là, le Capitaine m’invita à se joindre à lui, à sa femme et aux autres officiers pour diner. Pendant le repas, il me demanda si je voulais bien accepter de conduire une démonstration spéciale à l’occasion de la traditionnelle célébration du bon passage de l’équateur qui devait avoir lieu quelques jours plus tard. J’acceptai bien entendu sa proposition.
La démonstration se déroula le 7 avril dans le salon où les séances d’entraînement avaient normalement lieu. Étaient présents tous les pratiquants qui avaient suivi mes leçons, le Capitaine et son épouse ainsi que tous les officiers qui n’étaient pas de service. La démonstration fut conduite à la manière des cours précédents, sans que des difficultés particulières se posent, c’est à dire jusqu’à ce qu’il me fallût faire face à une attaque au couteau.
Vers la fin de la démonstration, le plus grand des officiers se saisit d’un long objet en forme de poignard et s’avança vers moi, jambes pliées et écartées tout en jonglant rapidement son poignard d’une main à l’autre. Je n’avais encore jamais eu à faire face à ce type d’attaque et pendant un bref instant, je regrettai de m’être imposé le non-recours aux coups de pied pour ma défense. Il s’approcha de plus en plus près de moi, me forçant à reculer jusqu’à ce que je me trouve près du mur puis chargea et tenta de m’atteindre avec le poignard. Ne sachant pas de quel côté l’attaque allait se produire, je levai instinctivement les deux mains avant de les rabattre vers le bas et l’extérieur dans les deux directions (gedan barai) pour tenter de défendre les deux côtés en même temps.
Ayant noté que le poignard se trouvait dans sa main droite, j’enroulai mon bras gauche autour de son bras droit et coupai vers le bas en katagatame. La technique s’avéra efficace mais pas au point d’empêcher le poignard de me toucher pour entamer superficiellement l’épaisse ceinture de iaido que j’utilisais. J’avais été chanceux. La démonstration prit fin au bout d’environ 45 minutes et je dus me rendre compte qu’hélas je n’avais pas consacré suffisamment de temps à l’étude des moyens de défense contre de telles attaques.

Tandis que je réfléchissais au déroulement de cette démonstration, je me suis souvenu d’un maître de Tai Chi Chuan du nom de Wong (O Jukin en japonais) qui était venu en visite au Japon depuis Taïwan. C’était un personnage à la stature imposante avec un ventre magnifique à la Buddha, gros comme un ballon de football qui gonflait sa chemise. Il était venu pour participer à la grande Démonstration d’Arts Martiaux organisée au Hibiya Hall au début des années 60 et il avait défié tous les experts de Karate présents à venir le frapper au ventre avec le coup de leur choix. Le défi fut accepté par un grand nombre de pratiquants de Karate, la plupart représentant divers clubs universitaires, tous en grande forme physique, pleins d’entrain et confiants dans leurs capacités. Aucun d’entre eux ne fut capable du moindre dommage ou même impact sur Maître Wong. Quelle que soit la technique d’attaque, il continuait de sourire et demeurait imperturbable. Le public était impressionné par sa résistance, surtout après avoir assisté aux démonstrations de tameshiwari (exercices de casse) au cours desquelles les participants avaient brisé sans effort apparent des planches de bois de 5 cm d’épaisseur et des piles de tuiles. À partir de ce jour, le nom et la réputation de Maître Wong se propagèrent dans tout le Japon.
À l’époque de la visite de Maître Wong au Japon, je donnais des cours privés à deux élèves américains et l’un d’entre eux avait décidé de prendre également des cours privés avec Maître Wong. Ce dernier avait loué un appartement près du Palais Impérial dans le quartier d’Akasaka à Tokyo, l’un des endroits les plus huppés de la ville, et il avait transformé le salon de cet appartement en dojo. Je fus un jour invité par mon élève à rencontrer Maître Wong et à assister à l’un de ses cours, une invitation que j’acceptai avec plaisir. Une fois le cours terminé, Maître Wong me regarda et me fit comprendre que je devrai le défier. Il ne parlait pas japonais mais je compris aussitôt ce qu’il voulait dire et je me présentai donc devant lui.
L’espace réservé à la pratique était une grande pièce dont tout le mobilier avait été entassé dans un coin et qui pouvait accepter une vingtaine de pratiquants. Nous restâmes tout d’abord complètement immobiles et silencieux à une certaine distance l’un de l’autre, puis il commença à s’approcher de moi, les jambes pliées et écartées, les deux mains protégeant sa poitrine. On aurait dit un tank qui s’approchait de moi mais je ne bougeais pas, ne sachant pas vraiment ce que je devais faire. Les pratiquants d’aikido savent comment réagir à des attaques qui mettent en œuvre des saisies ou qui sont appliquées directement comme shomen, yokomen et tsuki, mais malheureusement pas avec d’autres types d’attaques. Il continua de s’approcher de moi et quand il fut suffisamment près pour me toucher, je me saisis de son poignet gauche et lui appliquai avec force un kotegaeshi (sans toutefois me déplacer). L’articulation de son poignet émit un bruit de craquement mais Maître Wong ne bougea pas. Au contraire, il retira sa main, la leva tout en la secouant et dit en anglais : « Voilà le type de blessure dont je peux guérir en deux semaines ! » Il arborait alors le même sourire que celui qu’il affichait lors de la série de coups que lui avaient infligés les pratiquant de karate lors de la démonstration au Hibiya Hall.
Après nous être séparés, il chargea de nouveau et je me dirigeai vers lui sans savoir ce qui allait arriver. Je pensais que la seule réponse efficace serait de le frapper aux testicules depuis le bas mais j’eus un moment d’hésitation et je souviens m’être senti projeté dans les airs. Avant même que j’aie pu le toucher, il m’avait saisi par la taille, soulevé du sol et projeté en avant avec une force incroyable. Je m’envolai sur une distance d’environ 3 mètres mais je réussis tant bien que mal à atterrir sur mes pieds et à conserver mon équilibre.
Il chargea de nouveau et je me préparai alors à répondre à son attaque en plongeant dans un sutemiwaza (technique de sacrifice) pour l’amener au sol et tenter de l’étrangler. Dès que je commençai à bouger plusieurs de ses élèves (tous étrangers) se mirent à crier « Ça suffit ! » et nous nous arrêtâmes là.

Je me rendis compte alors que j’avais perdu ce combat car s’il avait voulu, il aurait pu facilement m’atteindre de ses poings au lieu de me soulever du sol. Que ce serait-il passé alors ? La seule chose positive dont je pouvais me prévaloir c’était d’avoir réussi à atterrir sur mes deux pieds et à préserver mon équilibre. Je n’eus pas l’occasion de tester mes capacités avec le sutemiwaza et je ne sais pas si j’aurai pu l’appliquer efficacement, ne sachant quelle aurait pu être la réaction Maître Wong.
Ce combat avec Maître Wong et l’épisode du poignard avec l’officier de marine britannique me convainquirent qu’il me fallait travailler plus efficacement des réponses à ce genre d’attaques. J’eus d’ailleurs l’occasion, quelques années plus tard à Paris, d’être confronté à une autre attaque au couteau dont nous parlerons plus tard.
(1) Les Jeux de 1964 se déroulèrent à Tokyo. (Note du traducteur)