Peu après mon arrivée au Hombu Dojo, après avoir gagné la confiance du petit groupe d’étrangers qui suivaient les cours de Chiba Sensei du vendredi soir, j’appris qu’un certain nombre d’entre eux s’étaient assemblés pour former un groupe de travail sous la direction de Chiba Sensei.
Ce groupe comprenait plusieurs Américains (Paul Sylvain, Lorraine Sylvain-DiAnne, Meik Scoss, Bruce Bookman et Jay Dunkelman), une Anglaise (Dee Chen, secrétaire de Chiba Sensei en Grande-Bretagne qui l’avait suivi au Japon), une Vénézuélienne (Margaret Marcano, élève de Chiba Sensei en Europe et qui l’avait également suivi au Japon après son départ de Grande-Bretagne mais qui quittera rapidement le groupe peu après mon arrivée) et un couple d’Écossais (Murray et Sheila Walker, également des anciens élèves de Chiba Sensei en Grande-Bretagne). Ce groupe avait demandé au Hombu la permission d’organiser un cours spécial dirigé par Chiba Sensei. Ces cours avaient lieu deux fois par semaine dans le petit dojo du 4ème étage du Hombu, le mardi et le jeudi de 13 à 15h (et souvent même plus tard).
Je me souviens de l’intensité de ces heures de pratique. Même si l’on ne peut pas parler de peur physique, j’ai encore le souvenir du tremblement incontrôlable qui agitait mes genoux pendant que je me changeais dans les vestiaires du 3ème étage. Durant les quelques années pendant lesquelles ces cours eurent lieu, je ne crois pas qu’il y ait eu un seul accident parmi nous mais le dojo connut pourtant son lot de sang versé ! Un jour, alors que le cours était terminé et que nous étions dans le vestiaire, le rideau de l’entrée s’écarta soudain pour laisser apparaître la tête de Chiba Sensei. Il nous demanda de remonter au 4ème et de nettoyer le tapis. Je remarquai qu’il avait son hakama enroulé autour du bras. Paul, moi-même, Bruce sans doute et quelques autres remontâmes les marches qui conduisaient du 3ème au 4ème. Des tâches de sang étaient visibles çà et là sur les marches. Arrivés dans le petit dojo du 4ème, nous découvrîmes une mare de sang qui recouvrait les tatamis. Chiba Sensei s’était entaillé le bras en travaillant une technique de Iaido. La coupure demandera 21 points de suture ! Il était important d’effacer toute trace de sang. Si Osawa Kisaburo Sensei apprenait que Chiba Sensei s’entraînait au sabre dans les murs du Hombu, ça risquait de chauffer !
Un autre jour, alors le cours était presque terminé, l’interphone retentit. Après avoir répondu, Chiba Sensei nous demanda de bien vouloir accepter qu’exceptionnellement le cours prenne fin un peu plus tôt. Alors que nous descendions vers les vestiaires, nous croisâmes un Japonais un peu chétif qui se dirigeait vers le 4ème. Discrètement, depuis la porte des vestiaires, nous surveillions la montée d’escalier. Peu de temps après l’homme en question redescendit l’escalier, tenant devant sa bouche un mouchoir ensanglanté.
Plus tard nous demanderons à Chiba Sensei ce qui s’était passé. Pas grand-chose, répondra-t-il. Quelqu’un qui souhaitait défier Doshu. Lorsque cela se produit, la personne qui lance le défi signe une décharge dégageant la responsabilité de Hombu et le défi est relevé par un membre du personnel enseignant du Hombu ou par un deshi. Arrivé au 4ème, le lanceur de défi s’était assis face à Chiba Sensei pour le salut traditionnel. Quand il avait relevé la tête, celle-ci avait rencontré le poing de Chiba Sensei. Le défi s’était arrêté là !
Je ne sais pas quelle pouvait être la fréquence de ces défis. Je sais qu’ils étaient relativement communs autrefois, pendant la période féodale du Japon, et qu’ils n’étaient pas rares au Hombu. Lors d’une visite de Tamura Sensei à Tokyo, je me trouvais en sa compagnie et celle d’un certain nombre de profs de l’Aikikai, dont Miyamoto Sensei, Endo Sensei et Osawa Hayato Sensei dans l’un de ces restaurants près du Hombu où nous avions l’habitude de passer nos soirées. Pendant le dîner, copieusement arrosé, la discussion s’orienta vers les défis qu’on venait parfois lancer à l’instructeur en chef d’un dojo. Endo Sensei demanda à Tamura Sensei s’il avait souvenir d’un tel événement au Hombu et ce dernier nous raconta qu’effectivement il se souvenait de ce jour où, O-Sensei étant justement présent au Hombu, un homme était venu le défier au sabre. Comme à son habitude, O-Sensei s’assit devant le Kamiza et désigna Tamura pour le représenter dans ce défi. L’homme se plaça à un bout du dojo et Tamura Sensei prit place en face de lui à une certaine distance, alors que l’homme dégainait son sabre et s’apprêtait à l’attaquer. Levant l’arme au-dessus de sa tête, l’homme laissa échapper un « kiai » strident et s’élança en direction de Tamura pour immédiatement se prendre les pieds dans son hakama et s’écrouler sur le sol aux pieds même de Tamura. Ridiculisé mais sauf, le lanceur de défi disparut rapidement. O-Sensei, lui, avait déjà regagné sa maison voisine du dojo.
Parfois, le cours était interrompu de manière beaucoup moins dramatique et plus humoristique. J’ai le souvenir d’une visite de Yamaguchi Seigo Sensei. Pour éviter les curieux et les spectateurs indésirables, nous avions soin de garder la porte du dojo fermée pendant le cours, mais voici un jour que celle-ci s’entrouvrit pour laisser apparaître la tête de Yamaguchi Sensei s’exclamant « Sō ja nai… Sō ja nai… » (C’est pas ça… c’est pas ça…). Ça devait être un mardi, jour où Yamaguchi Sensei enseignait le cours de 8 heures, le matin. Il avait l’habitude de traîner dans le dojo le reste de la journée avant de prendre son déjeuner dans le quartier et de partir faire un cours le soir dans un autre endroit. En costume-cravate, il entra dans le dojo et reprit la technique que Chiba Sensei était en train de démontrer. Chiba Sensei était tout sourire. Nous, nous étions un peu estomaqués. Puis, après avoir échangé quelques mots avec Chiba et donné quelques explications, il regagna la porte et disparut.
