4ème PARTIE – La lumière au bout du tunnel

La lumière au bout du tunnel

L’année 1967 allait connaître des changements importants dont les conséquences allaient influer sur le cours du reste de ma vie. Avant que ces changements ne prennent toutefois leur effet, je connus de longues nuits d’insomnie, torturé par l’anxiété, la colère et la dépression, me demandant si je ne devrais pas simplement tout abandonner et retourner au Japon.

Dans un tel état d’esprit, je ne parvenais pas à calmer les horribles douleurs de dos dont je souffrais, un mal qui ne faisait qu’empirer avec le froid et l’humidité du climat britannique. Parallèlement à la suite des événements malheureux que j’avais vécus depuis mon arrivée en Angleterre, mon état de santé était devenu la raison la plus importante et la plus logique que j’invoquais pour justifier mon retour au Japon. Je m’efforçais quotidiennement et toujours sans succès de trouver une solution acceptable pour en finir avec cette situation intenable. J’en arrivai finalement à la conclusion que retourner au Japon dans les conditions qui étaient alors les miennes ne résulterait qu’en déshonneur et que je n’avais d’autre choix que de relever la tête et de faire face sans ciller à ma situation.

Vers la fin du mois de mars, j’avais suffisamment économisé d’argent et emprunté pour payer le voyage de retour de Mitsuko au Japon. Je me souviens encore du jour où je l’ai accompagnée à l’aéroport d’Heathrow à Londres, un jour où les vents du nord soufflaient un froid glacial sur le pays, un jour où normalement j’aurai dû me sentir misérable mais qui, paradoxalement, m’apparut comme un soulagement. Le poids de mes responsabilités venait de s’alléger considérablement et je ressentais soudainement une plus grande liberté de mouvement pour faire face aux batailles qui m’attendaient. De retour par le train vers Newcastle je fus le témoin d’un effet étrange du climat : tandis qu’une tempête de neige faisait rage sur une moitié du paysage, l’autre moitié du ciel était dégagée et ensoleillée. Une image qui semblait symboliser précisément la situation dans laquelle je me trouvais.

Quelques semaines après le départ de Mitsuko pour le Japon, je fus invité par le British Judo Council à donner une démonstration de 30 minutes le 6 mai au Crystal Palace de Londres. J’emmenai avec moi deux anciens pratiquants de Karate de Sunderland qui étaient à peine quatrième kyu et n’avaient encore jamais participé à une démonstration face à une foule aussi large.

Ces deux pratiquants, âgés de 18 ans et dans une excellente condition physique, s’avérèrent des uke parfaitement capables et permirent une démonstration particulièrement vive et dynamique qui, je l’appris plus tard, fit une très forte impression sur un spectateur en particulier qui allait jouer un rôle important dans mon devenir en Grande-Bretagne.

Un mois plus tard, le 11 juin pour être précis, je retrouvai Masamichi Noro, que j’avais connu durant mes années d’uchi-deshi au Japon et qui se venait régulièrement à Londres à l’invitation de la Renown Aikido Society (RAS). Nous rejoignîmes ensemble la ville de Birmingham pour y diriger un cours commun organisé par le regretté Ralph Reynolds, un ancien élève du professeur Abe qui désormais jouait un rôle très actif dans l’enseignement de l’Aikido dans la région des Midlands (près de Birmingham). Noro et moi-même fîmes, pour la télévision, une démonstration de défense contre des attaques à l’arme blanche en utilisant mon propre tanto.

C’est à cette occasion que je rencontrai M. Bill J. Smith des West Midlands qui, à l’époque, était à peine 2ème kyu mais devint plus tard l’instructeur le plus important de toute la région des Midlands. Il nous invita, Noro et moi, à rejoindre sa famille pour dîner dans sa propre maison. Traités comme des hôtes d’honneur, je me souviens encore de ce copieux dîner se terminant par un verre d’Irish coffee, une boisson que je découvris ce jour-là et dont je me resservis trois ou quatre fois me semble-t-il. Noro et moi nous rendîmes ensuite dans le Sunderland pour un stage de week-end en compagnie du chef de la RAS, M. K. Williams.

William Smith Shihan (1929-2006)

Au début du mois d’août, je reçus une lettre de Noro m’invitant à prendre quelques jours de repos à Paris et un billet de 20 livres pour couvrir les frais de voyage. Je fus très touché par sa gentillesse et par le fait qu’ayant noté mes difficultés et les conditions de survie dans lesquelles je me trouvais, il agissait en véritable sempai. Je passai le mois d’octobre dans le dojo de Noro à Paris, un séjour hors de Grande-Bretagne qui tombait à point car mon visa était sur le point d’expirer et son renouvellement ne pouvait être effectué que depuis l’étranger. Je passai de très agréables moments à Paris, une ville qui me rappelait Tokyo. Je ne comprenais pas exactement tout ce qui se passait autour de moi mais j’avais plaisir à me laisser emporter par le tourbillon d’énergie et d’activités qui animait cette ville. J’avais souvent l’impression d’être le spectateur d’un spectacle auquel je ne participais pas et dans lequel je n’avais aucun rôle. Cette situation n’était sans me déplaire mais je fus malgré moi tout de même impliqué dans une sale histoire.

La vie de la première génération d’instructeurs japonais à l’étranger ne fut pas toujours facile et Noro, lui-aussi, eut son lot de difficultés à Paris. Son dojo était bien fréquenté mais les cotisations payées par ses élèves couvraient à peine les frais occasionnés par l’entretien d’un dojo professionnel. Pendant mon séjour à Paris, nous avons dû plus d’une fois nous contenter, pour diner, d’une poignée de spaghetti et d’un peu de ketchup.

Heureusement, Noro, un excellent joueur de cartes et de mahjong, n’hésitait pas à jouer pour améliorer son quotidien. Ses « victimes » étaient en général des japonais en voyage d’affaires à Paris ou des étudiants des Beaux-Arts de familles aisées. Un soir où il devait participer à une partie de cartes, il me demanda de l’accompagner et je restai assis au bar du lieu tandis qu’il jouait dans une salle voisine.

Tout d’un coup, j‘entendis la voix de Noro crier mon nom et je me précipitai dans la salle de jeu pour y trouver deux hommes, l’un beaucoup plus jeune que l’autre, en train de se battre violemment.

Tout à fait dans son rôle de sempai, Noro me les désigna du doigt, m’incitant ainsi à prendre en main la situation. L’homme le plus âgé se trouvait déjà à terre, ensanglanté, tandis que l’homme plus jeune le rouait de coups de pieds. Je saisis le jeune homme au col par l’arrière et lui demandai de se calmer, en réponse à quoi il se tourna vers moi pour crier quelque chose d’incompréhensible en français. Noro suggérant alors que j’emmène le jeune homme à l’extérieur, je le saisis par le bras droit (présumant sans réfléchir qu’il était droitier) et le trainai par la porte arrière vers l’arrière-cour.

Je ne sais pas exactement ce qu’il se passa ensuite… et tout ce dont je me souviens c’est son corps s’envolant à l’horizontale, un osotogari parfait (fauchage extérieur). Au moment où il s’écrasa au sol j’entendis le bruit caractéristique du métal cognant comme la pierre et je me rendis compte qu’il avait dégainé un couteau de sa main libre (il devait donc être gaucher) et que mon corps avait instinctivement réagi à l’attaque avant même que j’en ai eu conscience. M’étant assis sur son ventre, je le saisi par le col et lui frappai la tête à deux ou trois reprises contre le pavé jusqu’à ce le rendre inconscient.

Ayant observé la scène et toujours dans son rôle de sempai, Noro me fit simplement remarquer que j’avais exécuté une technique de judo et il me demanda de rendre le couteau au jeune homme. Cet incident sans grande importance allait pourtant s’avérer d’un grand intérêt dans mes études martiales et j’ai toujours depuis tenté d’en comprendre l’essence. Réfléchissant aux circonstances de cette situation, j’ai commencé à réaliser l’importance des propos de O-Sensei concernant les communications informulées ou implicites. J’ai fini par comprendre que ces propos m’avaient probablement sauvé la vie.

Masamichi Noro Shihan

Au bout d’un mois je retournai à Sunderland, riche d’une énergie renouvelée et quelques semaines plus tard je reçus une lettre étonnante de Londres. L’expéditeur se présentait comme M. Iyengar, un homme d’affaires indien travaillant pour une firme domiciliée à Londres qui pratiquait l’Aikido depuis quelques années en compagnie d’un ami grec appelé M. Stavro. Dans sa lettre, il relatait la forte impression que ma démonstration du mois de mai au Crystal Palace avait faite sur lui et il me demandait de bien vouloir envisager de m’installer à Londres pour y enseigner l’Aikido. Il me proposait son soutien financier et l’installation d’un nouveau dojo, écrivant : « Votre dojo et son tapis vous attendent et seront prêts pour à votre arrivée à Londres. »

Je ne trouve pas de mots pour exprimer la joie que cette lettre me procura et l’enthousiasme qu’elle déclencha car enfin je commençais à voir la lumière au bout d’un tunnel qui m’avait semblé bien long et particulièrement sombre. La perspective de ce nouveau partenariat me rappela immédiatement les liens d’amitié que j’avais tissé avec un autre Indien, un membre de l’équipage du Al-Sabbiyah à qui j’avis apporté mon soutien dans le conflit qui l’opposa à un officier britannique lors de mon voyage du Japon vers l’Angleterre.

Je ne sais malheureusement pas ce qu’il est advenu de lui et je ne sais pas comment je pourrais le savoir mais je n’oublierai jamais cette amitié.

L’année dernière [c’est à dire en 2008] j’ai retrouvé Noro à l’occasion d’une visite à Paris et j’ai insisté pour lui rendre les 20 livres qu’il m’avait données plusieurs années auparavant. Il ne s’en souvenait pas mais par contre, il se souvenait de l’incident avec le jeune français enragé et de la technique de judo que j’avais employée.
Je n’avais plus jamais entendu parler de cette histoire mais, selon Noro, le français en question faisait partie d’une bande locale qui rendait misérable la vie des habitants et des commerçants du quartier. Quand la nouvelle de notre affaire se répandit, le dojo de Noro connu une soudaine popularité et de nombreuses personnes s’inscrivirent aux cours. J’avais ainsi en quelque sorte remboursé les assiettes de pâtes à l’eau mangées en sa compagnie, un souvenir qui nous fit bien rire.

Quand je repense à ces anciennes années, j’ai souvent la nostalgie des vieilles traditions sempai-kohai et des traditions du non-dit sur lesquelles reposent une grande partie de la culture japonaise. J’ai peur que tout cela ait disparu ainsi que les valeurs glorieuses qui constituèrent les fondations des relations entre les Japonais pendant de nombreux siècles.

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