2ème PARTIE – En route vers l’Angleterre, Volume 3: Une fin de voyage mouvementée

Avec à l’horizon de l’Océan Indien l’île de Singapour, au tribord du Al-Sabbiyah, la température et l’humidité sont devenues insupportables. Le seul endroit à peu près tolérable hors de ma cabine était la proue du navire où les embruns libérés par les vagues venaient rafraîchir ma peau brûlée par le soleil. J’y passais des heures à contempler l’immensité de l’océan et les énormes cumulonimbus, alignements infinis de formes monstrueuses sur la ligne de l’horizon. Je m’amusais également à observer les petits poissons, par bancs entiers, qui semblaient planer au-dessus de l’eau, jouaient à saute-mouton, se bousculaient les uns les autres et réverbéraient la lumière du soleil de toutes leurs écailles. Tout ce que mes yeux pouvaient observer était nouveau et inattendu. Ce monde inconnu me remplissait d’étonnement et je restais sans voix devant les merveilles de la nature.

L’horizon en pleine mer

 

Je donnais alors des leçons privées à un jeune officier britannique du nom de John qui était justement celui qui m’avait attaqué avec un couteau lors de la démonstration effectuée quelques temps auparavant. En guise de paiement pour ces leçons, John m’enseignait les rudiments du cricket, un jeu dont les règles demeurent un mystère pour moi encore aujourd’hui. Les cours avaient lieu chaque jour pendant son temps libre, sur le pont avoisinant le quart des officiers, et je me réjouissais de ces moments qui me faisaient un peu oublier le long et fastidieux voyage vers le Royaume-Uni.

Le service à bord du navire était irréprochable. Un jeune Indien avait été désigné pour s’occuper de ma cabine et m’apporter boissons et nourriture quand j’en faisais la demande. J’avais gratuitement à ma disposition toute sorte d’alcools y compris whisky, gin, rhum, bière et cognac, autant de cigarettes et de cigares que je désirais et le thé m’était servi en cabine tous les jours à dix heures du matin et à trois heures de l’après-midi. Tour ceci en plus des trois repas complets servis quotidiennement dans la salle à manger des officiers, chaque jour de la semaine.

La plupart des plats préparés par le cuisinier du bord étaient pour moi une découverte culinaire mais mon plat préféré était sans conteste le curry, servi chaque jour avec de grandes quantités de riz, un élément essentiel à mon régime alimentaire. Comme je trouvais le curry trop relevé et trop épicé à mon goût, j’appris très vite à en moduler la saveur en ajoutant à volonté fruits secs, mangue assaisonnée (chutney), oignons, concombre et autres condiments dont nous disposions pour les repas. Je ne manquais pas de noter non plus que, mis à part les Indiens assurant le service, j’étais la seule personne non britannique dans la salle à manger des officiers.

Jusqu’alors le voyage s’était déroulé sans le moindre incident, c’est à dire jusqu’à ce que le navire se trouve au beau milieu de l’Océan Indien, point où je dus faire face à de sérieux ennuis. L’ensemble de l’équipage du Al-Sabbiyah était constitué d’Indiens dont les quartiers d’habitation se trouvaient sous le pont. Je pouvais les observer quotidiennement, occupés sous un soleil de plomb à nettoyer le pont et les structures du navire, engagés sans répit à l’entretien et à la remise en peinture de toutes les surfaces du navire. J’étais devenu ami avec un jeune membre de l’équipage, un Indien de caractère jovial et très ouvert. Avec l’aide de mon dictionnaire, nous arrivions à entretenir des échanges simples et amicaux qui me permirent d’apprendre beaucoup de choses sur sa vie. Il avait vingt-quatre ans, venait de New Delhi, était marié et père de deux petites filles qui lui manquaient terriblement. Il m’invita à lui rendre visite dans sa cabine sous le pont pour me montrer des photos de sa femme et de ses enfants. Je bus une tasse de thé noir avec lui et ses compagnons de chambrée. La pièce était étroite et encombrée, l’air ambiant moite et lourd d’odeurs d’épices de curry et d’huile-moteur. Le lendemain, je lui rendis l’hospitalité en l’invitant dans ma cabine pour converser et partager une bière. Notre amitié s’approfondissant, je découvrais une personne intelligente et au caractère original et nous continuâmes ainsi pendant assez longtemps, sans même savoir que tout ceci était absolument interdit par le règlement du bord.

Finalement, un matin, le commissaire du bord vint me voir et me demanda poliment de bien vouloir me conformer aux règles du bord, de cesser toute visite dans les quartiers de l’équipage sur le pont inférieur et de ne plus inviter les membres dans ma cabine. Il déclara que je devais savoir qu’aucun membre de l’équipage n’était autorisé à pénétrer dans l’une des parties du navire occupées par le personnel britannique sauf si expressément invité à le faire. Message reçu mais sans aucun effet. Pour moi, une telle règle relevait au mieux de la plaisanterie, au pire de l’anachronisme, un reste persistant de l’impérialisme britannique qui avait été imposé au prix de nombreuses vies et de beaucoup de sang. Cette règle m’apparaissait comme un vieux relent de discrimination raciale et je n’avais nullement l’intention d’accéder à la demande de l’officier car, après tout, j’étais moi aussi un asiatique venu du même continent que celui de l’équipage indien se trouvant à bord ! Je me gardai bien de répondre au commissaire du bord mais ne tint aucun compte de sa demande. Mes visites auprès des membres de l’équipage continuèrent comme si de rien n’était.

Peu de temps après cela, le même officier revint me voir pour me faire savoir vertement que mon comportement était inacceptable et que, sur ordre du Capitaine, je devais cesser immédiatement toute relation avec l’équipage. L’officier était un homme d’un certain âge qui s’exprimait calmement et clairement, ne permettant aucune ambiguïté sur le contenu du message. Je ne répondis ni par « oui », ni par « non », mais il m’avait fait parfaitement comprendre qu’il m’était impossible de passer outre à l’ordre du Capitaine tant que je me trouvais à bord. Je décidai d’aller voir mon ami indien et d’en discuter avec lui.

Le lendemain je partis à sa recherche sur le pont et finit par le trouver derrière la paroi fermant le plat bord, entouré de l’ensemble des Indiens formant l’équipage auxquels il s’adressait avec enthousiasme. Je ressentis immédiatement la tension qui émanait du groupe et je me dis que quelque chose avait dû se passer. Dès qu’il me vit, mon ami m’agrippa par le bras et m’entraîna vers sa cabine, suivi de tout le groupe des Indiens. La coursive étroite fut très vite entièrement occupée par la foule des jeunes gens et je compris à leur regard et à leur attention qu’ils le considéraient comme leur leader. Une fois dans sa cabine, mon ami m’annonça qu’il avait lui-même également reçu le même avertissement du commissaire du bord et que non seulement il était décidé à ne pas en tenir compte mais qu’il entendait en contester la légitimité par une grève ! Je l’écoutais avec attention et conscient que si leur action aurait peu de conséquences en ce qui me concernait, passager de première classe de cette compagnie de navigation, je savais qu’il en serait autrement pour mon compagnon et ses collègues, s’ils décidaient effectivement de se mettre en grève.

Le soir même, j’invitai mon ami à venir me voir dans ma cabine dans l’espoir de le convaincre d’abandonner son projet. Je voulais lui faire comprendre qu’ils risquaient tous non seulement de perdre leur travail mais encouraient également le risque de poursuites judiciaires. Si les Anglais n’avaient rien à perdre dans l’histoire, l’impact sur les familles des membres de l’équipage pouvait être catastrophique. Pour ma part, je ne voyais pas quels avantages ils pourraient obtenir par leur action et comment ils pourraient gagner une telle bataille. J’avais toutefois beaucoup de peine à argumenter car je comprenais parfaitement ses raisons et j’approuvais ses idéaux, sachant que dans sa position j’aurais probablement réagi de la même manière. Dans le contexte social qui était encore celui de l’époque, je ne pouvais néanmoins pas me résoudre à les laisser s’engager ainsi pour rien. Notre conversation se poursuivit pendant des heures, presque jusqu’au matin et je réussis finalement à le convaincre d’abandonner son projet. C’est avec des larmes dans les yeux qu’il me serra finalement la main, tandis que nous nous disions adieu et nous promettions de rester en contact.

J’avais compris que, par mon infantilisme, mon ignorance et mon manque de perception des coutumes anciennes et des traditions culturelles, j’avais été le principal instigateur de cet incident. Peu importait qu’elles aient été à mon goût ou non, ou que je les trouve barbares et injustes, ces coutumes et ces traditions étaient le reflet de la réalité du temps. Aujourd’hui je chéris ces souvenirs, j’en ai fait un koan dont j’ai planté la semence au plus profond de ma conscience pour y réfléchir jusqu’au restant de mes jours.

Imperturbable, le Al-Sabbiyah poursuivait sa route dans la Mer d’Arabie et après avoir pénétré dans le Golfe Persique fit une halte de deux jours dans une petite ville portuaire à l’extrême sud de l’Iran. On était le 15 avril 1966. Je décidai d’aller faire une promenade à terre pour voir ce que les lieux avaient d’intéressant. Le paysage, une succession de raffineries à perte de vue, semblait dénué de tout être vivant. La route principale était fermée par une palissade métallique que je dus franchir pour poursuivre mon chemin sur un sentier poussiéreux, à la recherche de traces humaines. Il faisait particulièrement chaud et l’air était très sec. Le sol était uniformément recouvert d’une fine couche de poussière jaunâtre. Au-delà des collines je pouvais voir une plage de sable, une sorte de havre avec quelques palmiers. Je marchai jusqu’à la plage et pris même une photo de moi-même au pied d’un de ces arbres, puis je franchis les collines.

Chiba Sensei en Iran en 1966

 

Au bout d’un moment de marche, j’aperçus enfin une bâtisse qui, une fois que je me fus approché, semblait un bar ou un restaurant. Dans une sorte de jardin, plusieurs personnes attablées buvaient et jouaient aux cartes. J’avais très soif après cette longue marche en plein soleil et, après avoir traversé le jardin et passé devant les clients qui s’y trouvaient, je commandai une bière au comptoir.

Mon entrée dans le bar s’était traduite par un arrêt instantané des conversations et tous les regards s’étaient tournés vers moi. La tension était palpable alors que l’homme assis derrière le comptoir et moi-même essayions de comprendre nos questions respectives.. Ceux qui étaient assis dehors à mon arrivée s’étaient tous joints aux clients se trouvant à l’intérieur. Je me doutais bien que les questions posées par l’homme derrière le bar portaient sur qui j’étais, comment j’étais arrivé là et ce que je voulais. Quant à moi, j’essayais sans succès de lui faire comprendre que j’étais japonais, professeur d’Aikido en route vers la Grande-Bretagne pour y enseigner l’Aikido et que je désirais boire une bière !

S’il avait apparemment compris que j’étais japonais, le mot « Aikido » ne faisait pas partie de son vocabulaire. J’essayai « Jujitsu » et à ma grande surprise il réagit immédiatement. « Jujitsu ! Jujitsu ! » se mit-il à crier à l’adresse des clients autour de moi tandis que j’acquiesçais du menton tout en souriant et en espérant que ma bière était en chemin. Tout autour de moi des voix s’élevèrent soudain aux cris de « Japonais ! » et « Jujitsu ! » et la tension disparut aussitôt pour laisser place aux sourires et aux rires. Quelqu’un m’offrit une bouteille d’eau tandis que d’autres s’approchaient toutes mains tendues pour serrer les miennes ou me tapoter le bras ou les épaules comme pour vérifier que j’étais bien humain. J’étais tout soudainement fier et heureux d’être japonais et un pratiquant d’arts martiaux au milieu d’un groupe de gens qui, dans un endroit perdu et loin de tout, connaissaient le mot Jujitsu et semblaient du coup très déférents.

Ce moment sympathique allait vite être interrompu par quatre officiers de police en armes qui m’accompagnèrent aussitôt hors du bar et me firent asseoir entre deux d’entre eux à l’arrière de leur véhicule pour me reconduire illico à mon bateau. M’ayant ramené au Al-Sabbiyah, l’un des policiers échangea quelques mots avec le commissaire du bord. Ma liberté me fut accordée après que l’officier de marine eut signé un document et m’ait accordé un regard dédaigneux pour ce nouvel impair.

Après avoir quitté l’Iran, le Al-Sabbiyah s’engagea dans la Mer Rouge. Un jour avant l’escale dans le port de Suez je fus informé par le commissaire du bord que, sur les ordres de la compagnie, le navire allait changer de cours pour se rendre en Afrique. Il m’annonça qu’à notre arrivée en Afrique je serais transféré sur le Lalistan, un pétrolier de 7 000 tonnes appartenant à la même compagnie qui se rendait à Hambourg en Allemagne. Je serais ensuite transféré jusqu’à Londres, par avion, aux frais de la compagnie.

Après quelques incidents mineurs j’arrivai donc à l’aéroport d’Heathrow le 5 mai 1966, six semaines après mon départ du port de Sasebo au Japon.

 

Postface :

Tout en écrivant cet article je me suis rendu compte, pour la première fois en quarante ans, que le brusque changement de cours du Al-Sabbiyah vers l’Afrique n’avait pas nécessairement été « ordonné » par la compagnie maritime, mais qu’il s’agissait plutôt d’une excuse trouvée par les officiers du bord pour éviter tout autre incident compte tenu de mes relations amicales avec les membres de l’équipage. Je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’il a pu advenir de ces hommes, bien qu’au bout de quarante ans je sois toujours dans l’impossibilité de le savoir, n’ayant gardé contact avec aucun d’entre eux.

Il y a une dizaine d’années [cet article date de 2006, NDT], lors du déménagement du dojo de l’Avenue Fairmont à l’avenue Adams à San Diego, j’ai bizarrement décidé que mes carnets de notes n’avaient pas de raison d’être et j’ai entrepris de les brûler tous. J’avais commencé à tenir ces carnets de souvenirs à l’époque de mes années d’uchideshi au Hombu Dojo dans les années 1950 et j’avais continué jusqu’à mon départ de Grande-Bretagne en 1976. Je croyais les avoir tous détruits mais deux d’entre eux relatifs aux années passées en Grande-Bretagne et couvrant la décennie des années 70 survécurent, ainsi que des notes sur des feuilles volantes dans lesquelles je relatais les deux premières semaines de mon voyage à bord du Al-Sabbiyah

Toutes les anecdotes dont je me suis souvenu et que j’ai transcrites pour cette série d’articles publiée par le bulletin Biran sont transcrites plus ou moins fidèlement depuis les notes écrites au crayon qui remplissaient intégralement les quelques feuillets ayant survécu aux années et à l’autodafé.

La plupart de mes souvenirs relatifs à mon voyage après l’escale dans le port de Suez ont disparu de ma mémoire – d’une part en raison de la destruction de mes carnets mais aussi parce que l’amertume de mon expérience à bord du Al-Sabbiyah dans l’Océan Indien a tellement marqué mes pensées et ma mémoire que tout le reste semble dérisoire par comparaison. Quand je repense à cette période de ma vie, j’ai le sentiment que quelque chose à l’intérieur de moi-même a changé à ce moment-là.

Je me souviens vaguement du Lalistan remontant le canal de Suez, traversant la Méditerranée et débouchant du détroit de Gibraltar, et de la couleur froide et éblouissante de la Mer du Nord en route vers Hambourg, en Allemagne, et de pas grand-chose d’autre.

Entrée du Canal de Suez côté Mer Rouge

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